Traditionnellement, dans le monde professionnel, les émotions sont considérées comme faisant partie d’un fatras subjectif, baroque et biscornu, à refouler autant que possible. Que faire, sur la place de travail, d’émois aussi perturbants que le chagrin, la colère, la peur, le dégoût, etc. ? La raison doit conserver son empire.
Aujourd’hui l’émotion est d’une certaine manière réhabilitée, mais sous une forme civilisée, puisqu’il est avant tout question d’ « intelligence » émotionnelle, à savoir la capacité de la conscience à reconnaître et à comprendre les émotions, aussi bien les siennes que celles d’autrui. C’est là une version édulcorée de l’émotion, perçue avant tout comme une marque de sensibilité, d’humanité et d’aptitude à la relation. A vrai dire, on se situe ici plus dans la représentation des émotions que dans les émotions elles-mêmes dans leur nature brute, vécue, envahissante et souvent déroutante.
Or l’émotion vécue, primaire et instinctive, représente, contrairement à la croyance traditionnelle, un moteur et un indicateur indispensables. Elle accompagne le vécu et lui donne une valeur. Que feraient un chercheur, un communicateur, un directeur, un ouvrier, un sauveteur, sans l’enthousiasme, sans la déception, sans la surprise, sans la tristesse, … ? L’émotion, il est vrai, peut être inappropriée et contrarier l’action ; dans ce cas elle doit pouvoir être suspendue, neutralisée par le sujet.
L’autorégulation des émotions – susciter celles qui conviennent et désamorcer celles qui disconviennent – est une compétence adulte attendue dans toute activité. Le serveur qui laisse transparaître dans sa voix, dans son regard et ses gestes, le plaisir qu’il a à rendre service – et qui sait neutraliser son dépit lorsqu’il est mal considéré – remplit l’essentiel de sa fonction (…même s’il renverse une tasse au passage). De même l’enseignant enthousiasmé par le progrès de ses étudiants et qui sait contenir son désenchantement lorsqu’il a toutes les raisons de désespérer. De même le sportif qui parvient à enfouir la rage de s’être vu souffler la victoire d’un cheveu et qui sait en définitive se réjouir sincèrement de sa seconde place. De même le juge qui, pour ressentir le bonheur que justice soit rendue, doit endiguer la tristesse qu’il éprouve à l’idée d’envoyer un homme croupir 20 ans dans une geôle.
Les compétences cognitives nous arment de connaissances utiles, de capacités d’analyse et de résolution des problèmes, mais elles ne suffisent pas. Il faut encore le soutien de la compétence émotionnelle qui fait le tri entre les émotions parasites qui décomposent, et les émotions positives qui nous alignent « corps et âme », organiquement, sur la mission et le but.
O.W. 05.2016